[Et Dit Tôt] Double ou triple Korité annuelle : cette…vieille lune sénégalaise (Par Damel Mor Macoumba Seck)


Édito Tract – Les divisions sur « la bonne date » à laquelle doit être célébrée la fête du Ramadan (Aïd El Fitr, appelé ici ‘‘Korité’’) reviennent chaque année au Sénégal. Il est vrai que le mois lunaire dont dépend le Ramadan, quatrième pilier de l’Islam, est à durée aléatoire : 29 ou 30 jours. Dans le calendrier musulman, un mois débute lorsque le premier croissant après la nouvelle lune devient visible le soir suivant la conjonction avec le soleil. Malgré les progrès humains qui permettent à l’astronomie, partout dans le monde, de calculer à l’avance les lunaisons avec précision, les musulmans sénégalais, tels Saint-Thomas, ne se fient qu’à ce qu’ils voient dans le ciel : l’apparition effective du premier croissant, au Sénégal même. Des appels à témoins sont donc mis en place chaque année, avec une très officielle « Commission nationale de concertation ( !) sur le Croissant lunaire » (Conacoc). Pour la Korité, pendant les soirées d’apparition présumée de la lune, celle-ci se réunit depuis toujours dans les locaux de l’historique (et ancien média unique audiovisuel sénégalais) RTS publique, et attend les appels téléphoniques en direct de témoins qui doivent être « fiables et en nombre suffisant », pour indiquer que le premier croissant a été bien aperçu dans une localité du territoire national.  

Eh bien, cette année encore, le premier croissant a fait l’objet de divisions. Il a été aperçu le mardi soir dans le Fouta (nord du pays) par la « coordination des musulmans du Sénégal » (CMS), qui a sa propre commission de scrutation de la lune. Dans son édition datée du mercredi, « C’est devenu une rengaine ! », s’exclamait  le journal Walf Quotidien. « À chaque année, son lot de divergences à propos de l’observation de la lune. De quoi faire désespérer les croyants qui ne sont plus à l’affût de la Commission nationale du croissant lunaire pour marquer le début ou la fin du jeûne au Sénégal. (…) Chaque groupe, selon son appartenance confrérique ou secte, a choisi de jeûner ou de s’abstenir. Probablement, la fête devrait se dérouler demain jeudi ou après-demain vendredi. D’ores et déjà, ça sent la division ! » poursuivait la publication. Elle s’est trompée, du fait d’un bouclage précoce certainement. Car ce même mercredi 12 mai, la Korité a été célébrée par la CMS, qui regroupe les « Ibadous rahmane », ces fondamentalistes religieux revendiquant un islam « authentique » d’inspiration wahhabite, tournant à la fois le dos aux traditions sénégalaises d’islam confrérique et à l’ »occidentoxication », comme le notait un reportage sur la montée du salafisme au Sénégal du magazine l’Obs en mai 2016.

Pour cette « Korité 2021, épisode 1 » du mercredi, à Dakar, la prière rituelle a eu lieu à la mosquée de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, temple du savoir  rationnel qui n’en est pas moins l’épicentre des salafistes sénégalais de la CMS. Leur imam n’a pas manqué d’y dénoncer, dans son sermon, « un sectarisme prononcé qui nous ramène vers un éloignement, vers une scission entre les ressortissants d’un même pays sans réel fondement clair et solide en termes de textes de la religion ». Sauf que ce sont les Ibadous qui sont considérés comme une secte par les confréries musulmanes du Sénégal. Leur port habituel de la longue barbe pour les hommes, le voile obligatoire pour les femmes, , la récitation du Coran à 4 heures du matin pour les enfants, l’interdiction d’écouter de la musique pour tous : tout cela ne cadre pas avec l’islam africanisé, ‘‘tolérant’’ et d’inspiration soufi du Sénégal des confréries sunnites que sont les Tidianes, les Mourides, les Layènes, les Khadres, les Niassènes et autres. Tout ce beau monde a, quant à lui, célébré la Korité le jeudi 13 mai. En ce qui pouvait apparaître comme un quasi-unanimisme. Car il n’est pas rare, et cela est arrivé plusieurs années, que les mourides attendent le « ndigueul » (prescription impérative faite aux disciples, « les talibés ») de leur khalife général depuis ‘‘leur capitale’’ Touba (centre du pays), et ne célèbrent pas la Korité en même temps que les adeptes des autres confréries. Ce qui garantit immanquablement trois fêtes de Korité. Mais en cette année 2021, la Conacoc a pu mettre d’accord (presque) tous les musulmans sénégalais, 95% de la population du pays. Cette Conacoc est d’ailleurs provisoire, et est remplacée cette année par un « comité de pilotage ( !) de la commission nationale de concertation sur le croissant lunaire » : en effet, depuis la disparition en fin janvier dernier de son fondateur et président  emblématique pendant vingt ans, les confréries sénégalaises, qui ont toutes un représentant dans cette Conacoc, ne s‘entendent pas sur la désignation de son successeur. Fiers de leur tour de force sur une date presque unique, le comité de pilotage, dans son communiqué du mercredi soir, a osé y aller d’un : « Nous remercions tous les chefs religieux du pays pour leur parfaite collaboration ».

Alors, entre mercredi et jeudi, quelle était la « bonne date »? Qui a raison et qui a tort ? Notons simplement que plusieurs pays africains qui sont sur le même fuseau horaire (et lunaire ?) que le Sénégal, ont célébré l’Aïd El Fitr le mercredi : c’est le cas du Mali, du Niger et de la Côte d’Ivoire.

Une « Association Sénégalaise pour la Promotion de l’Astronomie » (ASPA) essaie aussi, depuis quelques années, de faire prévaloir ses calculs de la bonne date, face à l’observation à l’œil nu. Avec force démonstration scientifiques, l’ASPA qui a organisé sa propre « séance d’observation publique de recherche du Croissant lunaire » le lundi, pronostiquait que le mercredi était la bonne date pour la Korité. Avec le (peu de) succès que l’on voit. L’Aïd El Fitr à double ou triple détente, restera donc, pour longtemps encore …une vieille lune du pays de la Téranga. Traditionnelle mais inoffensive pomme de discorde entre musulmans du Sénégal.

A défaut de date unique de Korité, les voies du seigneur étant impénétrables, la célébration musulmane du jeudi a toutefois coïncidé avec la fête chrétienne de l’Ascension.  Ce qui a permis au chef de l’Etat Macky Sall, dans son communiqué du conseil des Ministres de mercredi soir, de souligner que « la célébration de ces deux fêtes marque un symbole du dialogue interreligieux, qu’il convient de consolider en permanence». En attendant la réussite du dialogue intra-religieux ?

Damel Mor Macoumba Seck

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