[Idée] L’ÉCRITURE DU CORPS FÉMININ DANS LA LITTÉRATURE AFRICAINE FRANCOPHONE : QUEL REGARD AUJOURD’HUI ? (Par Caroline Meva)

[Sentract] – Les sociétés humaines sont organisées autour de valeurs, qui modulent la pensée et les comportements des individus et des groupes sociaux. Ces valeurs fondamentales évoluent suivant le contexte historique, l’espace ou l’ère culturelle de chaque groupe social. L’image que renvoie la femme au sein de la société constitue un enjeu primordial, compte tenu de son poids démographique dans le monde (plus de la moitié de l’humanité, selon les statistiques) ; son rôle de génitrice, qui fait d’elle la mère de l’humanité ; son rôle de dépositaire et de transmission des valeurs aux générations futures, à travers l’éducation de base dispensée aux enfants dès le plus jeune âge au sein de la cellule familiale. L’écrivain, et tant que spectateur et acteur de la vie, rend compte de l’évolution de la pensée, des mœurs et des comportements, notamment du rôle de la femme dans la société, de son rapport à elle-même et à son corps. La littérature africaine francophone ne déroge pas à la règle, et aborde ce sujet dans ses multiples facettes et son évolution historique.

 

La femme dans les sociétés traditionnelles africaines et les obédiences religieuses

 

Les sociétés traditionnelles africaines, dans leur grande majorité sont de type patriarcal phallocratique, dans lesquelles l’homme est considéré comme étant supérieur à la femme, et exerce une autorité exclusive sur la famille et la société. Dans ce type de société, la femme est reléguée au second plan et doit faire preuve d’une soumission absolue à la gent masculine. Dans la même mouvance, les religions musulmane et chrétienne, très répandues, en Afrique prônent la même vision patriarcale et phallocratique de la société. Dans ce contexte, le corps de la femme est considéré une chose dangereuse, un objet de tentation, de luxure, d’incitation à la débauche ; aussi la femme doit-elle être reléguée dans les arrière-cours, loin des regards des hommes, ou à défaut, son corps doit être dissimulé sous des vêtements et des voiles couvrants. Dans ces conditions, l’évocation du corps de la femme est un sacrilège, un sujet incongru, dérangeant ou tout simplement tabou.

Les écrivains influencés (directement ou par ricochet) par la tradition ou la religion, sont en général pudiques et parlent à mots couverts de la sexualité et du corps de la femme. L’écrivaine Caroline Meva est représentative de cette tendance soft ; dans son roman, Les supplices de la chair, décrivant un acte sexuel, elle écrit : « Je m’accroupis, me penchai en avant, et ma fleur s’épanouit devant son visage. Je pris entre mes mains son petit oiseau frémissant mais encore flasque comme une limace, le caressai légèrement et le massai afin de le revigorer ; le petit oiseau se réveillait sous l’action combinée du massage et du bouche-à-bouche ; il prit peu à peu du relief et de la consistance. », (page157). A noter les termes « fleur » pour désigner le sexe féminin, et « petit oiseau » pour désigner le pénis. Cette façon pudique, quasi poétique de parler du corps féminin et de l’acte sexuel est battue en brèche par la nouvelle génération d’écrivains africains, ébranlant du même coup dans leurs fondements, les préjugés d’une société patriarcale phallocratique, jusque-là confortablement installée dans sa suprématie et ses certitudes surannées.

 

L’émergence d’une expression libre sur la sexualité et le corps de la femme en Afrique Francophone

 

La vision patriarcale et phallocratique de la société s’effrite chaque jour un peu plus en Afrique, sous l’influence conjuguée de la mondialisation, des nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui exportent en Afrique des modèles, des valeurs, des modes de vie, des comportements venus de civilisations étrangères, notamment occidentales ; des mouvements internationaux de libération de la femme et de défense de leurs droits ; des structures étatiques en faveur de l’égalité des chances entre les genres ; de l’émancipation des femmes et leur autonomisation par l’exercice d’une activité rémunérée, etc. L’écriture sur le corps de la femme se libère peu à peu du carcan du machisme ambiant. Le roman d’Elise Mballa Meka, une écrivaine camerounaise, Une nuit dans les sissongos, est un plaidoyer pour la libération du clitoris face à la toute-puissance du phallus. Parlant de son héroïne Akeva, une femme mariée morte d’épectase au cours d’un ace sexuel avec son amant, elle écrit : « La mort d’Akeva tenait la vedette de l’actualité des faits divers. Les femmes furent les premières à se prononcer publiquement. Elles l’interprétèrent comme une victoire du clitoris sur le phallus ; un pied de nez au patriarcat, à la misogynie et à la phallocratie. Enfin une femme qui a bien assumé sa sexualité ! concernées par la lutte pour l’égalité entre les sexes, elles revendiquaient que l’infidélité féminine soit admise au même titre que celle de tous les sacrés machos qui inondent le pays ! ». Le Rubicon est franchi une fois de plus par un groupe de jeunes écrivains réunis au sein du Collectif Adinkra Femmes, qui donne un coup de semonce supplémentaire, en adoptant une plus grande liberté dans l’expression de la sexualité et du corps de la femme.

 

L’écriture du corps de la femme aujourd’hui : la révolution qui vient du Collectif Adinkra Femmes au Cameroun.

 

Dans un recueil de poèmes intitulé « Mon corps et moi », paru en avril 2021 aux éditions Adinkra au Cameroun, quinze jeunes auteurs (dont deux hommes), livrent leur regard sur le corps de la femme ; une écriture vraie, juste, sans tabous, sans hypocrisie. Dans sa préface, Belinda Rose Ngo Bati, Psychologue Clinicienne campe le décor ; parlant du corps de la femme, elle écrit : « Très tôt construit par le regard de l’Autre, ou plutôt des autres, qui l’ont bien souvent surinvesti, il peine à exister et tente de s’exprimer par tous les moyens. L’être soi du corps de la femme est, dès le début, dicté par une volonté de contrôle qui a adopté plusieurs formes au fil des époques. Excisions et infibulations sont encore pratiquées afin d’avoir la maîtrise physique et symbolique de la jouissance féminine, car souvenons-nous, une femme qui jouit ou qui est susceptible de le faire est encore perçue sous certains cieux comme un danger. En préambule, Zila Aset, la Vice-Présidente en charge du domaine littéraire du Collectif Adinkra Femmes précise : « Il est venu le temps pour les femmes de se réapproprier ce corps qui leur a été présenté comme étant la cause et le lieu de toutes les inhibitions et qui pour finir leur a été lâchement confisqué. En censurant leur corps, on leur a coupé le souffle et par là même ôté la parole. Or, il faut que les femmes reprennent la parole en se mettant en texte. Car c’est par la plume qu’elles effectueront un retour à ce corps dont elles ont été violemment éloignées.

Les titres de ce recueil de poèmes, à eux seuls, sont évocateurs et laissent transparaître le contenu des textes : « Corps dépossédé » ; « Corps incompris » ; « La révolution du vagin » ; « Corps réconcilié » ; « Merci cher corps ».

Les sujets abordés sont, entre autres : la douleur physique et psychologique ressentie après un avortement ; l’exaltation du vagin et du clitoris ; les mutilations sexuelles ; l’amour ou la détestation de son corps de femme ; les menstrues, signe de féminité et promesse de maternité ; le viol ; le plaisir solitaire.

Quelques morceaux choisis illustratifs :

Extrait de « Moi, mon corps et nous », de Ngo Mahop Michel Dikobo Danielle :

« Ces râles de plaisir rauque qui s’échappent de ta voix,

Lorsqu’une bouche rencontre ton sein,

Lorsqu’un doigt t’explore de l’intérieur

Cette galaxie offerte par l’hymne du clitoris

Ce silence par la chanson du pénis,

Comment entendre ce dont tu as besoin

Comment ne pas avoir honte

De toi, de moi …

 

Extrait de « La révolution du vagin », par Armelle Touko :

« Je jouis à la vie

Je jouis à ma liberté de jouir

Je jouis sous mes doigts, par toutes les langues et par tous les phallus

Car jouir est ma plus grande vérité

Je triture, je tâte, je frotte, je palpe, j’exprime et j’imprime

Je crie, mais cette fois c’est pour de bonnes raisons

Car en toute jouissance je m’affirme et crie mon amour pour toi.

 

Par tous les revers, je crie, je vis, je ris et je jouis.

C’est ainsi l’ordre de la vie. »

 

Dans le climat de pudibonderie, encore bien vivace aujourd’hui dans nos sociétés africaines, les textes paraissent osés, iconoclastes, et l’onde de choc sur les mentalités misogynes est conséquente. Les observations, les critiques lors de la dédicace qui s’est tenue le 30 avril 2021 sont significatives : d’aucuns pensent qu’il s’agit de perversion, de provocation, d’hostilité, de rébellion, voire de déclaration de guerre contre la gent masculine ; mais il y a lieu de recadrer l’opinion sur l’enjeu réel de cette œuvre.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, « Mon corps et moi » n’est pas une diatribe CONTRE les hommes, mais plutôt un plaidoyer POUR les femmes, qui dénoncent la vision de leur corps longtemps disqualifié, stigmatisé, présenté comme une chose honteuse et malfaisante. À travers leurs écrits, les auteurs visent à libérer la parole et à exalter le corps de la femme ; ils revendiquent le droit des femmes à disposer de leur corps, d’en faire usage comme bon leur semble, de réaliser leurs fantasmes et d’en parler librement, avec des mots crus, vrais, authentiques. Elles revendiquent leur place au soleil, au-devant de la scène, non plus dans les arrière-cours, et ce, dans tous les domaines de la vie publique et privée, y compris dans la libre expression de leur sexualité et la prise de pouvoir sur leur corps. Les femmes africaines, à l’instar de celles du monde occidental, veulent tout simplement être considérées, non plus comme des sous-êtres, des pis-aller, mais comme des êtres humains à part entière, au même titre que la gent masculine. Ce vœu est conforme à la Déclaration Universelle des Droits de l’homme et autres Traités subséquents, relatifs aux droits humains.

 

 

Caroline Meva est une retraitée de la Fonction Publique camerounaise. Passionnée de littérature et de philosophie, elle a publié le roman Les exilés de Douma (3 tomes en 2006, 2007 et 2014). Les Supplices de la chair, publié en 2019 aux Editions Le Lys Bleu, est son dernier fait littéraire dans lequel elle raconte l’histoire d’une femme qui a mené une vie entre luxure et sacrifices parfois inhumains, pour se sortir de la pauvreté endémique de son quartier Nkanè.  

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