[Interview] Aline Sirba, « donner envie et expliquer pourquoi le lecteur devrait lire tel ou tel ouvrage »

SENtract – Aline Sirba, professeure de lettres modernes, chroniqueuse littéraire pour une maison d’édition gersoise, « Le vent se lève », puis pour les sites Internet On l a lu en 2014 et Avoir Alire en 2020, nous parle de l’actualité littéraire et de son travail de critique littéraire. 

 

Aline Sirba, comment pourriez-vous définir vos métiers de conseillère éditoriale et de chroniqueuse littéraire ?

Je suis chroniqueuse littéraire depuis 2012. J’ai collaboré à plusieurs médias en ligne, avant de faire de la critique littéraire pour la revue culturelle Etudes et la nouvelle revue Le Cahier des livres. Cette activité consiste à lire beaucoup, pour ma part des romans français et étrangers, mais aussi de la poésie et des essais littéraires, et puis d’écrire au sujet de ceux qui m’ont plu, de ceux que j’ai trouvés intéressants. J’essaie, en quelques 2000 signes approximativement, de donner envie au lecteur, de l’orienter dans ses choix de lectures, je défriche, essaie de trouver des pépites littéraires, des livres dont peu de journalistes ou peu de critiques vont parler. C’est ça : donner envie et expliquer pourquoi le lecteur devrait lire tel ou tel ouvrage.

Quant à mon activité de conseillère éditoriale, des éditeurs me demandent de lire des manuscrits ou des textes en anglais et en espagnol, afin d’avoir mon avis sur une éventuelle publication : est-ce que cela est intéressant au vu de leur ligne éditoriale, est-ce que c’est bien écrit, est-ce que cela vaut la peine d’être publié…

Pour les deux activités, l’essentiel de mon travail consiste à beaucoup lire en essayant de rester dans le rythme des parutions (c’est toujours un défi, mais j’essaie !), à écrire, et à donner envie, par mon écriture, d’aller lire le livre en question.

L’académie Goncourt vient de livrer sa première sélection. On retrouve petites et grandes maisons d’édition, auteurs confirmés et confidentiels. Votre avis…

Les prix littéraires sont une tradition très française, le public attend des prescriptions de lecture, il attend d’être orienté dans ses choix. Le prix Goncourt est le plus prestigieux, aussi il est scruté avec beaucoup d’attention. La première sélection a été dévoilée début septembre, avec seize titres en lice. Cela va des auteurs confirmés, tels Agnès Desarthe ou Philippe Jaenada, aux romanciers plus confidentiels, tels Abel Quentin ou Mohamed Mbougar Sarr. Ce sont les maisons d’édition les plus connues et les plus grandes qui sont le plus souvent à l’honneur… C’est dommage car de plus petites maisons d’édition font un travail remarquable et ne bénéficient pas de la visibilité qu’un tel prix pourrait offrir. En ce qui me concerne, je trouve cette liste assez conforme aux années précédentes, avec quelques bonnes surprises dont justement le livre de Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes, éd. Philippe Rey, une magnifique enquête littéraire sur un auteur perdu et méconnu. Ce livre fait déjà beaucoup parler de lui. J’ai aussi une grande admiration pour le roman de Maria Pouchet, Feu, éd. Fayard, une remarquable analyse du couple et de la solitude des êtres.

On remarque de plus en plus la création des prix littéraires par des associations et des regroupements littéraires. Les prix littéraires sont-ils vraiment encore des instances crédibles pour évaluer la qualité d’une œuvre littéraire ?

Il est vrai que les prix littéraires se multiplient ! Il ne se passe pas un jour sans qu’un livre soit récompensé ! Le public fait confiance aux grands prix traditionnels (Goncourt, Renaudot, Femina, Médicis), mais certains prix de jurys populaires sont aussi, sinon plus prescriptifs, comme le prix du Livre Inter. Lorsque c’est un jury de lecteurs qui décerne une récompense, il y a peut-être moins cette suspicion d’une forme d’entente préalable, de petite « cuisine » entre gens du même milieu littéraire qui jugent d’autres gens du même petit milieu. Pour ma part, je trouve qu’un équilibre devrait être trouvé entre jurys de lecteurs et jurys professionnels. Mais je ne pense pas qu’un prix est gage de qualité littéraire. De grands romans sont injustement oubliés, comme l’année dernière celui de Laurent Mauvignier, Histoires de la nuit, Minuit, 2020, à la grande surprise des libraires et des critiques, et aussi des lecteurs qui ont lu ce chef-d’œuvre.

Vous vous intéressez à la littérature contemporaine depuis 2012. Quel regard posez-vous sur le roman contemporain français et étranger ?

Je travaille dans ce domaine depuis 2012, mais je me suis toujours intéressée à la littérature contemporaine, même si évidemment ma formation est plus classique. J’ai toujours beaucoup lu mes contemporains qui m’éclairent sur le monde (pour les meilleurs d’entre eux), me divertissent, me font réfléchir, portent une vision de la société, etc. Il y a quelques années encore, le roman français était assez « narcissique », avec beaucoup d’autofiction qui devenait presque de la littérature de témoignage, ce qui faisait dire à certains que cette littérature était nombriliste, recroquevillée sur elle-même. Cette tendance est passée me semble-t-il : les auteurs parlent du monde, s’emparent des questions de société. Cette rentrée est particulièrement intéressante sur la question des femmes, du désir, des relations entre les hommes et les femmes, questions qui traversent nos sociétés contemporaines comme on sait, avec plusieurs grands faits divers qui ont libéré la parole des femmes. Aujourd’hui, les auteurs s’emparent de ces questions, tout comme celle du passé colonial par exemple. Par ailleurs, il y a toujours de grands romans d’aventures au souffle plus épique que, pour ma part, je trouve davantage du côté américain, et depuis deux ou trois ans, du côté des auteurs d’Europe de l’Est nés avec la chute du Mur de Berlin. Les Russes aussi nous parviennent, avec beaucoup de talent pour déjouer une censure insidieuse, faisant preuve à la fois d’audace et de finesse, d’ironie et d’humour, et d’une réflexion sous-jacente très intéressante.

Quelle est votre position, vous qui êtes conseillère éditoriale, par rapport au numérique dans l’édition?

Le numérique n’est qu’un support de plus. Il ne remplace ni le livre papier, ni les éditeurs. Avec le numérique, on peut publier à compte d’auteur, mais si personne ne parle de votre livre, jamais vous ne le vendrez. Le numérique accompagne, il est là, mais le public continue d’acheter des livres. L’arrivée du numérique en musique n’a pas arrêté la production de musique, il en va de même pour l’édition. C’est un faux problème je crois. La question est la surproduction : il y a beaucoup trop de livres, et beaucoup malheureusement sont noyés dans le flot, mort-nés sans avoir eu le temps de se faire une place sur les tables des libraires.

Quelle est votre vision du secteur de l’édition ? Que souhaiteriez-vous améliorer ?

C’est une vaste question… Il me semble que le secteur de l’édition manque de diversité. Seuls quelques grands groupes détiennent l’ensemble du secteur, ce qui conduit forcément à une homogénéisation de l’offre, je dirais presque à un appauvrissement. C’est pourquoi le rôle des « petites » maisons d’édition indépendantes dirigées par des gens passionnés, qui publient peu mais choisissent soigneusement leurs auteurs, est fondamental pour préserver une diversité qui s’effrite. Le rôle des libraires est ici crucial, car ce sont eux qui peuvent conseiller au public les livres de ces éditeurs qui n’ont pas les moyens des plus grands pour leur communication.

Selon vous, dans un marché du livre africain francophone véritable encore naissant, et marché du livre français désormais touffu et serré, quelle place occupe les agences littéraires?

Je ne suis pas compétente pour parler du rôle des agences littéraires parce qu’en France, les éditeurs et les auteurs ne travaillent pas avec elles. C’est plutôt une tradition anglo-saxonne. Le livre africain francophone doit exister, commence à émerger, et je m’en réjouis, il y a là une mine de jeunes auteurs formés à la mondialisation, et en même temps désireux de donner à connaître leurs voix singulières. Il me semble que c’est à ces auteurs de venir frapper à la porte, si les éditeurs ne vont pas les chercher. Je ne sais pas si les agences littéraires ont un rôle à jouer, peut-être que oui, mais en premier lieu, ce sont les éditeurs qui doivent chercher, fouiller, lire les manuscrits, s’informer sur ce qui se fait ailleurs de différent, afin de se faire l’écho de cette différence.

Quelle place tiennent ou doivent tenir les formations en création littéraire pour les auteurs en puissance ?

Là encore, n’étant pas autrice moi-même, je ne me sens pas très légitime pour répondre à cette question. Néanmoins, il me semble que le talent ne s’apprend pas : même si vous apprenez une recette, votre plat aura la saveur que vous lui donnez. Si vous vous contentez de suivre les indications, votre roman sortira d’un moule qui en reproduira des centaines d’autres semblables au vôtre, et comment les distinguer ? On peut s’améliorer, apprendre quelques « trucs » dans les masters de création littéraire, mais je ne crois pas en une promotion d’auteurs qui auraient trouvé le génie sur les bancs de l’école. Les plus grands auteurs n’ont pas bénéficié de ces formations. Et c’est mieux comme ça : ils possèdent cette originalité qui fait qu’on les distingue.

 

Baltazar Atangana Noah

Critique littéraire 

 

SENtract