Inventaire des Idoles : ‘‘Kagame & Macky, fortunes et infortunes de l’autoritarisme’’

Hommes à poigne(s)

« Il n’est point de secret que le temps ne révèle. »  (Racine)

Ange Kagame apparaît toujours à côté de son père avec la même grâce, presque cinématographique, que les filles Obama. Elle respire la joie, le visage barré d’un sourire innocent, charmant et charmeur. C’est à peine si l’on voit, derrière l’éclat de cette fille devenue égérie du père, la force du triomphe des Kagame, tant tout paraît si indolent. L’atout-charme, ici, est surtout un atout-fille, d’une aide bien précieuse. Depuis 1988, l’ex-major militaire, exilé en Ouganda, file une parfaite romance avec Jeannette. Elle lui a fait quatre beaux enfants, aux prénoms angéliques et un poil américains (Ivan, Ian, Brian, et Ange). Dans ses rares apparitions, la famille emporte avec elle cette part de rêve, de bonheur complice, de resserrement indéfectible, et symbolise cette réussite si en phase avec les standards people et politiques actuels. L’habile usage des réseaux sociaux, et le gazouillis à dose homéopathique de ce roman familial, est une licence politique. Au pouvoir, le charme n’est pas tellement nécessaire, en revanche il n’est jamais un surplus inutile. Il polit. Adoucit. Romance. Et taille aux extrémités, les pointes d’aspérités. Avec son costume strict, ce visage sculpté par le labeur, quoiqu’apaisé par l’arrogance du triomphe, toujours traversé cependant par cette irrépressible dureté, Paul Kagame le sait : il est un héros moderne. Mieux, continental. Toute cette allure dessine la part du rêve qui excite les foules. Il est devenu, en 20 ans, le motif d’espoir et la fierté de tout un continent. Il tente, bien esseulé mais donc bien visible, de racheter le prestige poursuivi en nostalgie, et qu’il dépoussière et rajeunit. Coup double, il ne recrute pas ses admirateurs que dans les masses, il réussit le prodige d’y adjoindre les élites, voire quelques ennemis, qu’il contraint par le rapport de force, ou la ruse, à faire la révérence.

Macky Sall en est bien loin. Lors d’une rencontre récente avec Kagame, répondant à une question qui portait sur les applications technologiques qu’ils souhaiteraient voir émerger, Kagame avait été bref et parfait dans sa réplique. D’un minimalisme et d’un flegme de métronome. Macky, quant à lui, avait paru heurté, besogneux, et sortait de l’exercice à son désavantage. Si les réseaux sociaux et quelques commentaires moqueurs sont venus consigner ces faits anecdotiques, il est évident que Macky en gardera une trace amère, comme l’allégorie de la perception qu’a de lui son pays. Celui qui aura incarné, pendant un temps, le type même souhaité de président africain : formé à l’école publique, fonctionnaire méritant – passons les oubliables séjours de formation en Occident – ministre, président du parlement. Les louanges précoces pour Macky n’ont pas fait long feu. Bourru et adipeux, le verbe terne sinon poussif, Macky n’a jamais négocié son aura sur son aptitude à séduire. D’ailleurs, le comprit-il fort vite, lui dont la sobriété, une certaine forme de dureté et d’intransigeance, ont très vite été le capital politique. Si Wade avait l’intuition du génie avec son fils putatif Idrissa Seck, la vue dynastique avec son fils biologique Karim, les avantages sont pourtant allés à la promotion de ce troisième fils-disciple, sage, habile, exécutant des tâches sans rechigner jusqu’au jour du reniement. Macky est un homme d’intérieur, presque de l’ombre. Un homme de la confidence. D’ailleurs son cercle intime, vante – et on pourrait y croire – l’immensité des vertus de l’homme à l’échelle privée. Mais à la lumière, la scène s’assombrit. Avec ses enfants frappés par le surpoids, sa femme érigée en icône de l’enracinement, toutefois chahutée à chaque sortie, le couple n’est pas télégénique. Il est victime de l’a priori d’apparence et du délit de normalité qu’inaugura François Hollande. Il n’est même pas sauvé lorsqu’il esquisse quelques pas de danse, qui ne soulignent que sa raideur. Il est resté de tout ça un charisme maigre, et une perception assez indifférente de ce président que les élites snobent et que les foules défient, à l’exception de quelques bastions.

Au Sénégal et au Rwanda, l’Afrique donne pourtant au monde deux modèles pour prendre son pouls. Du charnier à ciel ouvert dont il hérite, Kagame a fait un pays à la pointe des technologies, exemplaire dans la discipline, la promotion des femmes, la salubrité urbaine et l’école. Inspiré et à l’affut des vœux des populations à l’échelle du continent, Kigali a un flair impressionnant, et une vitesse à digérer le vent des opinions prodigieuse. Le changement de tutelle, du bloc francophone belgo-français aux USA, consécutif aux règlements de comptes post-génocide, aura été une défiance vertueuse. En termes de chiffres, le pays affole les compteurs. Croissance soutenue, indicateurs au vert. Et, part encore plus insondable du succès, le récit et la narration, laudateurs et cléments sur les points noirs, dans la majorité de la presse diasporique. Presqu’une omerta sur les ombres pourtant si nombreuses. Le Rwanda n’est plus vu que comme cet îlot que l’on penserait presque prospère, dont les mérites vont tout droit à l’homme fort de Kigali. Si d’innombrables textes, livres, rapports, enquêtes, ont infiltré et décrit l’autoritarisme et les velléités dictatoriales de Kagame, il est extraordinaire de voir que cette masse, pour partie documentée, irréfutable, dort dans la confidence, peu relayée par la presse, quand elle n’est pas tout bonnement disqualifiée, accusée de révisionnisme, ou plus simplement d’être rabat-joie. L’ancien chef militaire du FPR, stagiaire aux USA dans les années 90, a forgé sa réputation dans le rapport de force, d’abord sanglant, qui l’a mené au pouvoir. Il n’est pas vierge de crimes. Et il a bien de la chance que ses accusateurs s’appellent Pierre Péan ou Stephen Smith – entre autres -, si faciles à ranger dans le halo du sulfureux. Le dernier opus de Judi Rever[i], cette année même, revient abondamment sur les crimes des hommes de Kagame. Mais le récit officiel ne bronche pas. Disposant de forts relais dans le paysage occidental, à travers notamment l’association Survie en France, et la gauche décoloniale de manière globale, aidé par l’attitude floue, voire complice de la France dans le génocide, la hiérarchie des crimes qui s’impose alors, le blanchit presque.

Avant même la tentation autoritaire, les prémices d’un pacte de pouvoir militaire étaient présentes chez Kagame. La réduction de l’opposition en miettes, les intimidations, les humiliations, les crimes secrets, les problèmes de malnutrition sévère à l’intérieur du pays, et finalement le despotisme éclairé qui arrive à bâillonner toutes ces impuretés qui font tâche dans le récit glorieux, sont l’autre prouesse de Kagame. Il a presque gagné, avec ces actifs de gouvernant, le droit d’administrer son pays comme il le veut, renvoyant les tentations d’ingérences à leurs provenances, et requalifiant ses gestes de quête de souveraineté absolue, contre les allures néocoloniales. C’est proprement sur ce volet, dans des échelles de natures et de degrés différents, que Chavez, jadis Sankara, avaient obtenu la force de leur réputation : la capacité à tenir tête à l’Occident. Appelée diversement panafricanisme, afrocentrisme, elle est l’argument suprême entre tous, par lequel les pouvoirs aux abois augmentent leur sursis. Miracle pour Kagame, le sien n’est pas aux abois, il en tire un double mérite. C’est principalement l’homme fort, avec les résultats hypertrophiés mais aussi un fond de vrai, un homme aliénant les institutions, adaptant la constitution à sa pérennité propre, que les masses adulent et que les intellectuels, démissionnaires car pris dans leurs contradictions, consentent à idolâtrer, certain in petto, d’autres plus bruyamment.

Si Kagame a des actifs et des passifs, avec une balance favorable, Macky n’a rien de tout ça. Le septennat entamé par une dédite, a accouché de mesurettes. Sans doute, une certaine forme d’objectivité lui reconnaitrait des avancées majeures et techniques. En politique, il en est de la statistique comme du bilan, c’est le récit qu’on en fait qui compte. Mais le bilan est bien trop léger même chanté en chiffres, sans d’ailleurs qu’on puisse du reste lui en tenir rigueur. Un autre aurait sans doute fait de même. Une part du problème est structurelle.  Mais sur les autres chantiers sociétaux et politiques, par l’optique et le cap, c’est-à-dire le symbolique, il n’aura pas imprimé une marque suffisante pour aspirer à un legs. Sans doute part-il avec l’avantage de tous les impétrants déjà au pouvoir pour les prochaines élections, son génie ayant réussi, par la ruse, à assujettir tout une opposition émiettée, ou par le maintien à bonne distance de ses adversaires qui se sont tiré des balles dans le pied, et que la justice n’avait plus qu’à amputer. La démocratie sénégalaise, dont les acquis ont été surévalués, consistant principalement en une démocratie électorale, voit s’effriter ses fragiles piliers. Dévitalisés, mis à mal par Wade, peu renforcés par Macky, les acquis ont été pris pour des terminus alors qu’il ne devait être que des départs. Dans le jeu de bluff et de grande brutalité symbolique dû à une anarchie qui ne dit pas son nom, la scène politique sénégalaise est illisible. Dans ce chaos, Macky Sall est tenté par le vieux mythe de l’ordre. L’ancien ministre de l’intérieur, connu pour cette forme de sévérité, renoue avec des germes d’autorité, voire d’autoritarisme, qui comblent le déficit de prestance. Il assoit une légitimité à travers ce levier d’un pouvoir absolu, qui du reste cadre bien avec la conception traditionnelle du pouvoir dans l’antériorité des régimes politiques sénégalais. Les délits d’offense à chef de l’Etat et de blasphème sont comme une rencontre entre l’ancien régime et le roi confrérique. Macky puise dans la symbolique de l’Etat importé pour son arsenal de répression, et de l’Etat permanent pour ses ressorts moraux. Le tout pour ajuster ses tentations de tyranneau sans venin. Sur le terrain judiciaire, il aura beau jeu de se reposer sur le ressort du don et de la grâce qui parlent à l’opinion non élitaire. Les deux échelles de lecture de l’affaire Khalifa Sall, technique et populaire, l’un pour les élites et l’autre pour les masses, en se confrontant, finiront bien par tasser les reproches légitimes d’irruption de l’exécutif dans le judiciaire.  Du reste, Macky Sall n’a pas inauguré cette justice aux ordres, il ne fait que la perpétuer en rompant la promesse de renouveau. Il n’est pas un autocrate, il est à des années lumières de Kagame. Mais il n’est pas à l’abri de basculer dans un hermétisme que pourrait embraser une cascade de rebondissements toujours à redouter en temps électoral. A l’un on passe tout, malgré tout ; à l’autre rien, malgré tout aussi.

Les deux hommes, de différentes manières, symbolisent la persistance de ce mythe tenace de l’homme de poigne, du dictateur éclairé qu’il faudrait aux Etats africains. Si Sankara a donné à ce mythe de nobles accents, ses héritiers, déclarés ou usurpés, qu’ils s’appellent Sanogo, Dadis, Jammeh, ont abîmé l’héritage. A quelque chose malheur est bon : ils ont rendu la vue sur cette cécité complaisante et illusoire. Les Etats africains, dans leur infinie ressemblance aux autres, n’ont besoin que de systèmes forts et d’Hommes à la hauteur. Aucun traitement particulier, à la marge, ne pourrait jeter les bases d’un précédent heureux. L’autoritarisme reste un mythe tropical, malhabilement théorisé, qu’il appartient aux jeunesses, et pas qu’à elles, de déraciner totalement. L’ingénierie de vrais systèmes politiques, inclusifs, souples, et efficaces, est le seul chantier. Ni le Rwanda de Kagame, ni le Sénégal de Macky, ne sont des modèles.

Le Rwanda depuis le génocide, était devenu une école intellectuelle. Une forme de sanctuaire sacré, et à juste titre. On y faisait pèlerinage pour écrire des livres, transmettre pour ne pas oublier. Ce nécessaire exercice de lucidité et de renaissance, n’a pas eu une longévité inaltérable. Le traumatisme ne devait pas être un blanc-seing.  Les intellectuels africains sont devenus aphones sur le Rwanda et l’autoritarisme de Kagame, se rendant même complices des forfaits considérés comme bénins. Rejoints par d’autres organismes, notamment non-gouvernementaux de défense des droits de l’Homme, qui restent d’un étrange silence, alors même qu’elles aspirent à répandre un renouveau démocratique dans le continent. L’école marxiste, naissant de l’idéologie du décolonialisme, et qui a été au pouvoir de beaucoup d’Etats africains après les indépendances, doit être bien décontenancée, car le Rwanda n’est pas un laboratoire de l’économie alternative. Le modèle est on ne peut plus libéral, poursuivant les recettes classiques d’une économie mondialisée, sans aucune forme d’originalité endogène. Presqu’un croisement entre l’ogre capitalisme et la rigueur antidémocratique chinoise. Le Rwanda pourchasse la croissance comme un idéal, d’ailleurs c’est ce qui fait son attrait et son crédit sur les marchés. Elle attire à elle un tout-monde, dont des jeunes loups aux dents longues. Le pays devient une destination, qui vend, jusqu’aux manchettes des maillots d’Arsenal[ii], ses trésors. Il est abandonné à l’idéologie du chiffre. 20 ans ou plus de querelles chez les intellectuels décoloniaux contre le libéralisme, pour constater que le Rwanda, devenu la mascotte d’un continent rebelle et enfin souverain, est pleinement inscrit dans le temps du capitalisme. Voilà qui est bien cocasse, tant de circonvolutions différentialistes, pour tant d’allégeance. Pour un pays qui a du reste la particularité d’être un des pays les plus aidés par les institutions financières[iii], et qui est devenu très bon élève du « startupisme ». Toute une série de contradictions majeures, qui vont jusqu’à s’annihiler, jaillissent de ce tropisme Kagame, qui a des variantes dans l’Erdoganisme. Kagame est un autre symbole d’un déni du huis-clos et de ses vilénies, auquel on préfère les postures contre un ennemi fantasmé, qui est en réalité l’allié inavouable. L’autoritarisme ne fait ainsi que trahir des objets plus profonds. Ce sont, ici listées, les fortunes et les infortunes de l’autoritarisme. Mais surtout, in fine, l’aliénation du contre-discours : le grand impensé postcolonial.

Elgas

[i] Judi Rever, In the praise of blood – The crimes of the Rwandan Patriotic Front  – « Eloge du sang – Les crimes du Front patriotique rwandais », éditions Random House, 2018

[ii] Partenariat du Rwanda avec le Club de Football Arsenal : https://www.jeuneafrique.com/561827/societe/foot-le-rwanda-signe-un-accord-de-sponsoring-avec-arsenal-afin-de-promouvoir-le-tourisme/

[iii] Evolution de l’aide publique au développement : http://www.banquemondiale.org/fr/country/rwanda/overview