Inventaire des idoles : « Ousmane Tanor Diop, éloge de la gratitude » (Par Elgas)

En 92, une grande et belle fête avait été organisée pour inaugurer le stade Aline Sitoé Diatta de Ziguinchor, en vue de la coupe d’Afrique des nations. Il s’est imposé, très vite, comme l’attraction principale de la ville. Le lieu des joies gratuites, théâtre des empoignades des Navétanes , et fief du mythique Casa Sports. Situé à l’entrée de la cité, flirtant avec le fleuve, le stade était devenu progressivement un carrefour qui « redistribuait l’énergie de la ville » ; passerelle menant au quartier des affaires Escale, lien irriguant ceux populaires de Santhiaba et de Kandé ; berceau annonçant la ville nouvelle de Goumel qu’il contribua à bâtir. Le stade partageait l’habitat avec la gare routière, poumon du trafic. Tout autour, et dans un temps record, le cœur de Ziguinchor battait dans cet endroit subitement surclassé, où même le cimetière catholique d’à côté – autre édifice du lieu – ne refrénait la joie qu’offraient les nouveaux bars, les nouveaux commerces et les longues processions les jours de match. Charme ultime, le stade trempait sa verdure dans le fleuve Casamance qui serpentait, et on y sentait les effluves mêlés de la mangrove et des huitres grillées aux pieds du pont Emile Badiane.

C’est dans les rizières et autres zones marécageuses que la pelouse, curieusement, a été édifiée. Choix cocasse, d’autant plus qu’avec la pluie le stade devenait, chaque hivernage, un champ boueux, impraticable – en théorie – pour le football. C’était sans compter l’ingénierie des joueurs et des équipes, qui avaient réussi à dompter cette limite naturelle, et ainsi, on y rivalisait de technique pour jouer au football. Les coups-francs donnaient alors lieu à des volées remarquables exécutées à deux, l’un qui soulève la balle et l’autre qui shoote ; les dribbles voltigeaient au-dessus des flaques d’eaux ; les tacles rappelaient les tobogans dont les joueurs sortaient tous noirs et ainsi héroïques ; les frappes rusaient en s’aidant de l’effet de glisse sur la pelouse, que dis-je, la terre, trempée. En somme un autre football avait vu le jour, tout aussi admirable, pour mieux éclairer les talents. A l’inverse, à la saison sèche, le terrain était dur, parsemé de touffes de verdure éparses. Le ballon rebondissait au moindre geste. Il exigeait ainsi des joueurs, là aussi, d’élever leur technique, de s’adapter, et d’inventer d’autres ressources, pour contourner l’obstacle.

La pelouse d’Aline Sitoé Diatta, il faut dire qu’Ousmane Tanor Diop la connaît. Lui l’enfant adopté à Ziguinchor, qui fit les beaux jours de l’ASC Réveil, avait usé sa science pour corrompre le terrain. Il avait été le joyau d’une équipe-phare des Navétanes car le Réveil de Boudody, dans ses couleurs jaunes et noires, donnait aux soirées de foot à Ziguinchor, la dimension du spectacle. Avec un club de supporters enfiévrés, des moyens de tapage, la réputation d’une équipe injouable, Le Réveil inspirait à la fois terreur et jalousie. Et Tanor en était le chef d’orchestre, maigre et grandiose. Il n’avait pas joué pour le Casa Sports, en division une, pour sa promotion, il avait préféré céder aux sirènes de Dakar. On lui en voulut peu, comme redevable de ses exploits.

Autant dire que quand Ousmane Tanor Diop, de la Jeanne d’Arc de Dakar vient défier le Casa Sports au début des années 2000 – les dates sont incertaines, j’écris avec la seule force du souvenir – l’enfant prodigue refoule la terre de sa légende. Je ne revois qu’un type frêle, avec une gueule d’ange. Longiligne et gracieux dans son allure. D’un noir uni et luisant, le regard calme, il inspirait une forme de désir de contemplation. Sensible, depuis mon amour pour Zidane, à la grâce sur le terrain, mon intuition allait à lui. Ses jambes étaient fines et musclées. Il était grand. Un sourire bienveillant l’irradiait, rappelant celui de Fadiga dont il partageait quelques traits. Dès l’échauffement, je dois dire que mon œil s’était arrêté sur ce profil. Et la rumeur, transitant par la bouche des anciens et légendaires supporters du Casa Sports, disait de lui le plus grand bien. « Il est trop fort » « Ah ce Tanor, faudra faire attention. », s’échangeaient ainsi ces fans que l’on reconnaît à leur attention religieuse dans les gradins, et à leur générosité en commentaires sur chaque geste. Des milliers de spectateurs s’érigeaient en entraineur et en arbitre, au nom de l’amour.

Le Casa Sports avait perdu ce jour-là. Mais étrangement, une atmosphère de fête, presque de gratitude colorait le moment. Ousmane Tanor Diop avait conquis ce stade, souvent hostile aux hôtes. Mais Tanor avait un statut spécial. L’intuition d’origine s’était transformée, pendant le match, en admiration totale, pour ce grand artiste que le toucher, les courses, le minimalisme, les caresse sur la balle, rendaient si unique. Très souvent, par mégarde, on avait tendance à juger la performance des joueurs par la saleté de leurs maillots, ce qui attesterait d’une vraie débauche physique. Le maillot de Tanor était lui resté immaculé, dans le blanc et le bleu de la Jeanne d’arc. Pas plus qu’un trait de sueur ne venait taquiner son front. Il gardait dans le triomphe, lui qui suscitait cette passion pleine de gratitude, une forme de distance. Il marchait, le regard effacé, presqu’absent.
Convertir tout un stade, et jouer sur ce terrain en déployant une technique sobre et généreuse, un sens de l’anticipation, et une inspiration dans le dribble et la passe, me l’avaient rendu absolument fascinant. Sur une pelouse difficile, où le spectaculaire était devenu la condition de l’extase de la foule, il avait réussi à promouvoir le distingué et le racé. Le spectaculaire vous coupe le souffle ; l’art vous le rend. Tanor Diop était la bouffée d’air de cette respiration. Je garde comme un souvenir vague de ce jour, un jour, un moment, de bonheur d’enfance, si reconnaissant à ces nombreuses idoles, méconnues ou peu reconnues, qui m’ont donné envie de jouer au football. Il m’avait appris, tôt, que le football était un jeu, qu’il fallait jouer, d’abord, s’amuser, faire des passes avec complicité. Avec cette nonchalance esthétique en plus, si caractéristique des joueurs-artistes. Peut-être est-ce ça, le talent, entre toutes choses. De l’insouciance, grandement, la part de gosse en nous qui défie, rire aux lèvres, les corsetages des adultes.

J’avais appris ce jour-là, aussi, à m’attarder sur cette tradition au football : les meneurs de jeu, droitiers ou gauchers, avaient une inclination naturelle pour la gauche. Qu’ils s’appellent Zidane, Solari, Rui Costa, Ronaldhino, Cruyff, Okocha ou Tanor Diop, ils penchent à gauche sans jamais délaisser la droite. C’est un équilibre de joaillier, et surtout, une orfèvrerie. Je dois dire que je n’ai plus jamais vu jouer Ousmane Tanor Diop, à mon grand regret. Je me suis intéressé tardivement à sa carrière, sans rien trouver, pas même une notice biographique qui consigne ses exploits. Quelques infos éparses, rien d’autre. Mais il me plaît, pour me consoler, de repenser à cette période où la Jeanne d’Arc et le Jaraaf de Dakar, la Linguère de Saint-Louis, le Casa Sports de Ziguinchor, étaient, entre autres clubs étendards de leur ville, en haut de l’affiche. Le football restait passionnel, même sans argent, sur des pelouses improbables, où battait le pouls de la province. Tanor Diop était le symbole de cette génération, dans les années 90, qui a écrit les plus belles pages d’un roman du foot national, qui hors des compétitions internationales, montrait que le talent n’a pas toujours besoin de lumière pour exister. Les lumières éclairent juste, mais n’illuminent ni n’engendrent le génie. Il peut s’épanouir dans la modestie d’un silence, et vivre sa condition. Jouer aux Navétanes moi-même par tradition familiale, spectateur régulier du Casa Sports, ce sont les pages hebdomadaires d’un récit intérieur que j’ai vécu et que mon souvenir de gosse tente de revivifier dans un devoir de gratitude.

Le problème des terrains est resté irrésolu à l’échelle nationale, du reste. Des synthétiques sont venus soulager et vaincre le charme ancien du stade Aline Sitoé Diatta. Depuis 92, une nouvelle ville a poussé tout à côté, Ziguinchor vit ses joies et ses peines en cycle alterné. Le terrain a changé sa pelouse, mais il soigne les fissures du bâtiment. Le temps soigne des plaies et en ouvre d’autres. L’euphorie de la nouveauté a laissé la place à une forme de lassitude. Mais c’est une conviction qui croît en moi, il faut (re)donner une postérité à ces gloires modestes, à ces carrières oubliées, éléments du fait national, que l’on doit réenchanter. Il en est des joueurs oubliés ou inconnus, de ce ventre mou national, comme des artistes de l’Ucas Jazz Band de Sédhiou et d’autres génies démunis : il faudrait, pour mieux vivre la Téranga, l’assortir avec la Gratitude. Reconnaissance même pour les joies brèves, conscient que l’émotion est inestimable. Une promotion de la création en somme. Le délaissement actuel est l’explication de la dépréciation du fait intérieur. Entre donc ici, Ousmane Tanor Diop, éloge d’une idée de la gauche comme penchant du cœur, mais par-dessus tout, éloge de la gratitude. De la mienne envers toi, au moins.