Note de lecture: Cacophonies des voix d’Ici, un roman de Charles Gueboguo

«Cinquante-six ans après les drapeaux des indépendances. Mais nous allons parler expressément de la période bénite de ces trente-trois dernières années. Que sont donc trente-trois ans de pouvoir Ici? Le griot roula plus fortement ses doigts sur les lianes de sa kora-mvet et poursuivit sa narration…»P.15

 

    Bienvenue dans les Cacophonies des voix d’Ici, conte romancé. Ces voix, qui «s’en vont, s’envolent», que vous entendez de partout, ne sont pas dans vos têtes. Elles sont l’écho de la symphonie troublante du cœur/chœur d’un pays: Ici. Avant tout, ce roman est une planche qui présente une odyssée d’amour atypique. Ce sont les parcours de vies d’Allompo, Aïda, Bitomo, Atang’na. Ils ont en commun le fait de partager des histoires d’amour traumatisées (au sens latin trauma: blessure). Ces histoires d’amour informeront et transformeront leurs trajectoires de vies de manière sporadique. Lesdites trajectoires finissent par se retrouver et se confronter dans un drame physique et émotionnel. 

 

La somme de toutes ces trajectoires en interaction les unes contre les autres et les autres au travers des unes va produire des voix «Cacophones». Florilège de voix. Quatre générations jouent Ici chacune sa partition. Trois d’entre elles se côtoient directement. Elles se croisent. Se confrontent tout le temps. Mais, sans de véritables batailles frontales. Le récit de ces trois générations est narré à une quatrième génération qui fait partie du groupe entourant le conteur principal. C’est, d’ailleurs, pourquoi la structure du roman se rapproche du Entwicklungsroman ou Bildungsroman (roman d’initiation). 

 

Il y a ainsi: (1) les héritiers « post-indépendance ». C’est la première génération (Atang’na) et ensuite (2) la génération issue de ces héritiers « post-quelque chose » p.24 (Aïda, Allompo, Epepari). Elles se distinguent par une confrontation qui n’est jamais frontale: Aïda invectivant le règne qui semble éternel d’Atang’na; et Atang’na essayant sournoisement de calmer l’ire social à travers « la chasse à ciel ouvert des éperviers » p.176, tout étant piloté par lui-même « à partir du QG. La boîte de nuit Pestilentielle » p.124. Depuis que les premières révoltes avant indépendances et « post-truc » p.36 furent noyées dans le sang des martyrs, Atang’na reste le seul à détenir entre ses seules mains toutes les ficelles du pouvoir, et il entend décider du sort de tous à sa guise. Ici, tout est déployé dans la narration pour explorer les psychés dans lesquels siègent ces profondes batailles.

 

Il y aussi (3) la génération issue des héritiers de ces « post-imbécilités » p.36. Bitomo, en figure de proue, va cristalliser une sorte de conflit générationnelle lorsqu’il se battra au couteau contre un mâle dominant. Exactement comme les deux générations précédentes longtemps embastillées auraient dû se battre de front contre ce tyran « post-roublardise » p.39 d’Atang’na qui règne depuis 33 ans. Il y a enfin (4), la génération contemporaine : ces petits enfants à qui l’héritage historique est légué par le conteur. Un héritage « post-malchance » p.43 lourd, parce qu’assorti de drames, mais qu’il faut cependant assumer. Ce sont autant de tragédies contées qui confèrent aux souffrances et aux quêtes humaines dans ce récit un caractère éminemment universel.

 

Ces voix diffusées sont portées par le chant d’un griot qui est le conteur. Il narre l’affaire à un auditoire constitué en majorité d’enfants, dans un camp de réfugiés de guerre. C’est une forme orale qui se pose comme une technique simple pour dire l’intrigue sans ambages, parfois dans des jeux de questions-réponses entre lui et son auditoire, entre l’auteur et son lectorat, qui finissent par se doter d’une efficacité certaine. C’est pourquoi cette technique d’oralité apparaît comme une astuce utilisée, dans l’acte d’écriture de l’agent-écrivant Gueboguo, pour mieux canaliser une histoire complexe. Pour ce faire, il a réussi à disposer finement des indices tout au long du récit. Ces indices permettent alors au lecteur de décrypter ce grand mystère existentiel d’Ici qui relie le réel à l’onirique, l’humain au surhumain, le dit au non-dit. Exercice qui tient le lecteur en haleine, tout en savourant la fluidité et le lyrisme de cette « nouvelle chose » littéraire (Nimrod, 2008) qui transcende les limites de ses frontières pour s’ouvrir dans le champ des possibles.

   

    En effet, c’est le concept Rwandais du Gacaca qui a inspiré l’ossature de ce roman. Le Gacaca est inspiré de la justice communautaire post-génocide au Rwanda. Il s’agit d’un droit coutumier qui se prononce sur un registre autre que celui de la condamnation. C’est pourquoi le récit va se poser comme un appel subtil à cette instance dans ce pays imaginaire: Ici, pays de la cacophonie des voix, terrain des enjeux troubles pas que du cœur, duquel transparaît finement le reflet du Cameroun. L’action du griot, qui conte, peut ainsi être perçue comme le plaidoyer d’un procureur général si l’on veut. C’est lui qui, dès l’entrée, amorce la cadence. 

 

Il joue. Parfois se joue de son assistance. Le chant qui est joué, on postule qu’il s’agit de l’antienne du Nsili Awu. Tout un chapitre est d’ailleurs consacré à ce rituel (chapitre 3), mais en sens inverse, non sans un certain humour à faire pâlir une «tête de Turc » p.100. Ici, sans jeu de mot, ce qui fait l’objet de ce rite funèbre, c’est l’agonie d’un pays qui ne cesse de s’effondrer depuis 56 ans, après son indépendance. Cela, bien que l’auteur a choisi de se focaliser principalement sur les derniers 33 ans de cette indépendance: 1982-2015. Ici semble n’être pas conscient de sa déchéance. Il en résulte donc des cacophonies des voix, à travers les différents égos-personnages pour parler comme Milan Kundera, qui vont au final être posées comme différents modes d’expression des possibles peu ou prou salvateurs. 

   

Le récit est par conséquent parsemé d’allégories et d’hyperboles, qui ne sont pas seulement des jeux de mots figurés dans un style. L’auteur parvient à construire, à travers leurs maillages polissés, un énoncé connotatif qui décrypte avec précision les amours décriées entre les individus et leurs ambitions parfois sans mesure. Ici, les individus et l’Etat souffrent des mêmes traumas qui ruinent ce mariage avec leurs ambitions. 

 

C’est pourquoi un examen psychosociologique individuel autant que communautaire d’Ici s’avère nécessaire. Cet examen mettra en exergue de troublantes questions existentielles comme celles, entre autres, du statut de certains Africains, dits de la diaspora qui une fois retournés  dans leur pays d’origine, se trouvent confrontés à la question de leur identité: «Plus d’Ici, ni de Là-Haut, un peu d’Ici, un peu de Là-Haut. Il vous faudra l’accepter. C’est le prix de la liberté» p.74. Autrement« partir, [sera] toujours mourir » p.74. Questions auxquelles l’auteur suggère qu’y apporter des réponses tranchées et définitives n’est peut-être pas nécessaire, tant qu’elles n’auront pas encore fini d’être clairement énoncées. 

 

Toutefois, ce parcours analytique et assurément initiatique, à travers le non-dit de ces problématiques qui sont subtilement soulevées, sera aussi l’occasion pour l’auteur de poser le bilan d’une trajectoire historique post-colonisation, mais avec une perspective actuelle. C’est-à-dire qu’il s’agit, entre autres, de réévaluer cette relation de violence entre les individus et l’Etat, entre les individus et eux-mêmes, dans une pluralité chaotique à la Achille Mbembe.

 

Une épopée « post-machin»: lecture critique

   

Le griot joue donc sa « Kora-mvet ». Petit à petit, la foule se rassemble. Le récit ne s’engage vraiment que lorsque les enfants ont fini par rejoindre le terreau d’où sera déclamé ce conte qui se bouscule dans la bouche de l’agent-conteur. Ce dernier n’a pas de nom. Mais il sait tout de cette histoire « post-machin » p.24. Ce qui sera récité est dès lors cadré, recadré, contrôlé et manipulé, dans une inversion de l’interprétation souvent admise. Valse de voix, mouvements des corps, tangage des présupposés. Cette voix du griot reste ainsi au cœur du récit. Elle revient constamment en amont pour rappeler qui détient le contrôle du discours-conté. Cela fait référence, sous un autre angle, au garde-chiourme foucaldien qui se trouve au haut de sa tour de contrôle pour surveiller une prison-nation (il est lui-même aussi prisonnier). Dans cette fonction, le griot, et par extension l’auteur peut-être, se pose en concierge de la prison-Ici. Surveiller, rendre compte et ne pas punir: voilà l’esprit même de ce Gacaca!

   

C’est pourquoi, au milieu des protagonistes principaux que sont le jeune Bitomo et son avenir incertain, parce que programmé par sa mère; Aida avec son passé trop présent; Allompo, le diasporien, avec ses démons – les démons du midi, les démons de l’exil, les démons des transgressions incestueuses, le désir du retour ; et l’illustre chef Nkukuma Atang’na…au milieu de ceux-ci, disais-je, ressortent des voix qui chantent de concert dans des espaces volontairement antinomiques. D’où la cacophonie. Ces voix d’Ici deviennent alors le topos-espace d’abstractions où se négocient et se chevauchent à la fois des constituants linguistiques (multi-glottes et à différents niveaux mais qui requièrent somme toute beaucoup d’exigences dans le choix des langues), sociologiques, culturels autour d’un film politique. Tout cela sous des formes de questionnements de fond qu’on est invité à se poser.

   

Et si l’on est parvenu à se les poser, l’auteur semble nous rétorquer, mi-moqueur, mi-sérieux : « so what ? » En effet, lorsqu’on aura pu identifier le cœur du problème, qu’on aura noté les mal gouvernances et anarchies tous azimuts de certains États en Afrique, qu’on aura pleuré à chaudes larmes sur la déchéance dans laquelle nos choix nous ont conduits ; une fois qu’on aura établi les poncifs, que ces poncifs auront été poncés dans leur dimension pleine; une fois qu’on aura gueulé dans les rues «Atang’na must go!» comme certains ont dit et disent au Cameroun, mi-lucides et mi-schizophrènes: «Biya must go!»; une fois qu’on aura livré un système politique à la vindicte d’une écriture mouillée dans l’encre de la protestation, Gueboguo semble nous poser la question: qu’est-ce qu’on fait? 

 

C’est cette dernière problématique qui est soulevée avec subtilité, dans une élégance parée de modestie, et d’un humour intempestif, qui transpire dans toutes les lignes. Ladite problématique, in fine, mènera à une question également non dite, mais omniprésente, qui est de savoir ce que nous laissons en héritage aux générations qui nous suivront, générations d’Ici et d’Ailleurs.

   

Est-il besoin d’ajouter, pour faire bonne mesure, que ce roman met en scène une certaine théâtralité qui donne à l’évolution de l’intrigue, à travers les échanges entre les personnages, et par la voix du griot, la finesse d’une épopée du mvet (Afrique centrale) et de la kora (Afrique de l’Ouest) qu’on peut mettre en relief avec la démarche poétique et musicale d’un troubadour (Europe). Voilà un griot arrivé de on ne sait où, qui traverse un camp de réfugiés, Ici. Il s’y arrête pour raconter aux habitants leur histoire, leur tradition politique, et puis quand il a terminé, poursuit son chemin vers on ne sait où, en prenant soin de léguer l’héritage de ce qu’il sait à un des enfants auditeurs. 

 

Nous sommes, en effet, là entre littérature traditionnelle (orale) et littérature moderne (écriture): oraliture, qui relate on l’a dit des histoires d’amour bouleversées et les crises sociopolitiques d’Ici… et d’ailleurs: là-Haut est souvent décrit en miroir d’Ici. C’en devient donc, dans l’acte d’écriture de Gueboguo, un mélange entre tradition et modernité. Ce mélange se décrypte dans la mise en dialogue de l’univers social interne à l’œuvre. Celui-ci fait s’harmoniser, entre autres, en contre-point les univers de la musique classique occidentale et celui du chant traditionnel Beti, comme le fit, autrefois, Pierre Akendengué, le père de la musique gabonaise, avec son album Bach to Africa. Ce qui présage à la fois métissage et cosmopolitisme. Mieux, ouvertures plurielles au monde, aux autres, manières de dialogue constructif pour une production originale de l’histoire au service du continent africain, mais avec les mots et les expressions d’aujourd’hui.

   

    Dans cette œuvre, il n’y a pas chapitre pour quelque afro-pessimisme. Il s’agit d’une introspection franche que Gueboguo parvient à simplifier sans la dépouiller de son nécessaire pôle discursif, et donc critique. Le foisonnement littéraire, sans jeu de mots, est si bellement travaillé que l’on ne se rend compte de la complexité et de la délicatesse du sujet qu’à la fin de la lecture. Quand vous croyez avoir saisi ou pensez commencer à saisir la fondation de la trame narrative, c’est que vous ne l’avez sans doute pas encore véritablement saisie. C’est parce que l’écriture de l’auteur prend la forme d’une manière d’écriture reflet-miroir: celle qui s’abreuve dans un ethos stylistique et esthétique propre aux différents univers qui jalonnent la trajectoire spatio-temporel de l’agent-écrivant. L’écriture de Gueboguo se pose, dès lors, comme une continuité originale du processus de la création littéraire, comme parfois explicité chez Ahmadou Kourouma, Calixte Beyala, Dostoïeski, Mongo Beti, Sylvie Kandé, ou Lyonel Trouillot.

En somme, les soubresauts des histoires, politique et d’amour traumatisées, qui sont délivrés dans ce roman sous une forme  kaléidoscopique, libèrent la clé de l’énigme du présent par le dévoilement sans fard d’un passé, pour éclaircir l’horizon des hommes. Cela, autour de la flamme puissante de l’avenir qu’il faut construire. C’est alors que la famille réunie à la fin de la trame pourra enfin goûter non seulement aux joies de l’apaisement, mais également de la reconstruction intérieure, et partant de la nation.

                       Baltazar Atangana Noah- Nkul Beti

                                    (noahatango@yahoo.ca)

 

Références : Charles Gueboguo, Cacophonies des voix d’Ici, Paris, Le Lys Bleu éditions, 2018.